Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/329

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Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine avait fini par se dégager ; et elle ne fuyait pas, elle galopait vers la machine grondante, lorsqu’elle se trouva en face de Pecqueux.

— Jacques, Jacques ! il est sauvé, n’est-ce pas ?

Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s’était pas même foulé un membre, accourait lui aussi, le cœur serré d’un remords, à l’idée que son mécanicien se trouvait là-dessous. On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents ! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés !

— J’ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout… Courons, courons vite !

Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait venir. Elle n’avait pas bougé encore, dans la stupeur de l’acte accompli, de ce massacre qu’elle avait fait. C’était fini, c’était bien ; et il n’y avait en elle que le soulagement d’un besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu’elle ne voyait même pas. Mais, lorsqu’elle reconnut Séverine, ses yeux s’agrandirent démesurément, une ombre d’affreuse souffrance noircit son visage pâle. Et quoi ? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement était mort ! Dans cette douleur aiguë de son amour assassiné, ce coup de couteau qu’elle s’était donné en plein cœur, elle eut la brusque conscience de l’abomination de son crime. Elle avait fait ça, elle l’avait tué, elle avait tué tout ce monde ! Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses bras, elle courait follement.

— Jacques, oh ! Jacques… Il est là, il a été lancé en arrière, je l’ai vu… Jacques, Jacques !

La Lison râlait moins haut, d’une plainte rauque qui s’affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés.