Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/340

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confuse, pourquoi il avait eu le tort de lâcher ses chevaux, désireux de voir la morte, et de quelle façon les chevaux étaient partis tout seuls, et comment la jeune fille n’avait pu les arrêter. Il s’embrouillait, recommençait, sans parvenir à se faire comprendre.

Un sauvage besoin de liberté fit battre de nouveau le sang glacé de Flore. Elle voulait être libre d’elle-même, libre de réfléchir et de prendre un parti, n’ayant jamais eu besoin de personne pour être dans le vrai chemin. À quoi bon attendre qu’on l’ennuyât avec des questions, qu’on l’arrêtât peut-être ? Car, en dehors du crime, il y avait eu une faute de service, on la rendrait responsable. Cependant, elle restait, retenue là, tant que Jacques y serait lui-même.

Séverine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s’était enfin procuré un brancard ; et il reparut avec un camarade, pour emporter le blessé. Le médecin avait également décidé la jeune femme à accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui ne semblait souffrir que d’une commotion au cerveau, hébété. On le transporterait après l’autre.

Et, comme Séverine se penchait pour déboutonner le col de Jacques, qui le gênait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement, voulant lui donner le courage de supporter le transport.

— N’aie pas peur, nous serons heureux.

Souriant, il la baisa à son tour. Et ce fut, pour Flore, le déchirement suprême, ce qui l’arrachait de lui, à jamais. Il lui semblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant, d’une inguérissable blessure. Lorsqu’on l’emporta, elle prit la fuite. Mais, en passant devant la maison basse, elle aperçut, par les vitres de la fenêtre, la chambre de mort, avec la tache pâle de la chandelle qui brûlait dans le plein jour, près du corps de sa mère. Pendant l’accident, la morte était restée seule, la tête à demi tournée,