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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/339

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— Emmène-moi, emmène-moi !

Flore s’était penchée. Mais, ayant tourné la tête, il la reconnut, elle aussi. Ses regards exprimèrent une épouvante d’enfant, il se rejeta vers Séverine, dans un recul de haine et d’horreur.

— Emmène-moi, tout de suite, tout de suite !

Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de même, seule avec lui, car cette fille ne comptait plus :

— À la Croix-de-Maufras, veux-tu ?… Si ça ne te contrarie pas, c’est là en face, nous serons chez nous.

Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l’autre.

— Où tu voudras, tout de suite !

Immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d’exécration terrifiée. Ainsi, dans ce carnage d’inconnus et d’innocents, elle n’était arrivée à les tuer ni l’un ni l’autre : la femme en sortait sans une égratignure ; lui, maintenant, en réchapperait peut-être ; et elle n’avait de la sorte réussi qu’à les rapprocher, à les jeter ensemble, seul à seule, au fond de cette maison solitaire. Elle les y vit installés, l’amant guéri, convalescent, la maîtresse aux petits soins, payée de ses veilles par de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin du monde, dans une liberté absolue, cette lune de miel de la catastrophe. Un grand froid la glaçait, elle regardait les morts, elle avait tué pour rien.

À ce moment, dans ce coup d’œil jeté à la tuerie, Flore aperçut Misard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justice pour sûr. En effet, le procureur impérial et le chef du cabinet du préfet tâchaient de comprendre comment cette voiture de carrier s’était trouvée ainsi en travers de la voie. Misard soutenait qu’il n’avait pas quitté son poste, tout en ne pouvant donner aucun renseignement précis : il ne savait réellement rien, il prétendait qu’il tournait le dos, occupé à ses appareils. Quant à Cabuche, bouleversé encore, il racontait une longue histoire