Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/344

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cesser sa marche d’obstination héroïque, posa tout un paquet au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle, deux couteaux ; même elle enleva le fichu noué sur son cou, laissa son corsage dégrafé, à moitié arraché. L’œil se changeait en un brasier, en une gueule de four vomissant l’incendie, le souffle du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement de tonnerre, de plus en plus assourdissant. Et elle marchait toujours, elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas manquer la machine, fascinée ainsi qu’un insecte de nuit, qu’une flamme attire. Et, dans l’épouvantable choc, dans l’embrassade, elle se redressa encore, comme si, soulevée par une dernière révolte de lutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le terrasser. Sa tête avait porté en plein dans le fanal, qui s’éteignit.

Ce ne fut que plus d’une heure après qu’on vint ramasser le cadavre de Flore. Le mécanicien avait bien vu cette grande figure pâle marcher contre la machine, d’une étrangeté effrayante d’apparition, sous le jet de clarté vive qui l’inondait ; et, lorsque, brusquement, la lanterne éteinte, le train s’était trouvé dans une obscurité profonde, roulant avec son bruit de foudre, il avait frémi, en sentant passer la mort. Au sortir du tunnel, il s’était efforcé de crier l’accident au gardien. Mais, à Barentin seulement, il avait pu raconter que quelqu’un venait de se faire couper, là-bas : c’était certainement une femme ; des cheveux, mêlés à des débris de crâne, restaient collés encore à la vitre brisée du fanal. Et, quand les hommes envoyés à la recherche du corps le découvrirent, ils furent saisis de le voir si blanc, d’une blancheur de marbre. Il gisait sur la voie montante, projeté là par la violence du choc, la tête en bouillie, les membres sans une égratignure, à moitié dévêtu, d’une beauté admirable, dans la pureté et la force. Silencieusement, les hommes l’enveloppèrent. Ils l’avaient reconnue. Elle s’était sûrement fait tuer,