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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/359

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elle était si près de lui, qu’il sentait la tiédeur de son haleine.

— Non, non, encore moins avec celui-là qu’avec l’autre. Avec personne, entends-tu, parce que je ne pourrais pas… Et veux-tu savoir pourquoi ? Va, je le sens à cette heure, je suis sûre de ne pas me tromper : c’est parce que tu m’as prise tout entière. Il n’y a pas d’autre mot : oui, prise, comme on prend quelque chose des deux mains, qu’on l’emporte, qu’on en dispose à chaque minute, ainsi que d’un objet à soi. Avant toi, je n’ai été à personne. Je suis tienne et je resterai tienne, même si tu ne le veux pas, même si je ne le veux pas moi-même… Ça, je ne saurais l’expliquer. Nous nous sommes rencontrés ainsi. Avec les autres, ça me fait peur, ça me répugne ; tandis que toi, tu as fait de ça un plaisir délicieux, un vrai bonheur du ciel… Ah ! je n’aime que toi, je ne peux plus aimer que toi !

Elle avançait les bras, pour l’avoir à elle, dans une étreinte, pour poser la tête sur son épaule, la bouche à ses lèvres. Mais il lui avait saisi les mains, il la retenait, éperdu, terrifié de sentir l’ancien frisson remonter de ses membres, avec le sang qui lui battait le crâne. C’était la sonnerie d’oreilles, les coups de marteau, la clameur de foule de ses grandes crises d’autrefois. Depuis quelque temps, il ne pouvait plus la posséder en plein jour ni même à la clarté d’une bougie, dans la peur de devenir fou, s’il voyait. Et une lampe était là, qui les éclairait vivement tous les deux ; et, s’il tremblait ainsi, s’il commençait à s’enrager, ce devait être qu’il apercevait la rondeur blanche de sa gorge, par le col dégrafé de la robe de chambre.

Suppliante, brûlante, elle continua :

— Notre existence a beau être barrée, tant pis ! Si je n’attends de toi rien de nouveau, si je sais que demain ramènera pour nous les mêmes ennuis et les mêmes tour-