Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/46

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n’avait pas été fait pour la remettre : sa fille Louisette, la cadette, placée comme femme de chambre chez madame Bonnehon, à Doinville, s’était sauvée un soir, affolée, meurtrie, pour aller mourir chez son bon ami Cabuche, dans la maison que celui-ci habitait en pleine forêt. Des histoires avaient couru, qui accusaient de violence le président Grandmorin ; mais on n’osait pas les répéter tout haut. La mère elle-même, bien que sachant à quoi s’en tenir, n’aimait point revenir sur ce sujet. Pourtant, elle finit par dire :

— Non, il n’entre plus, il devient un vrai loup… Cette pauvre Louisette, qui était si mignonne, si blanche, si douce ! Elle m’aimait bien, elle m’aurait soignée, elle ! tandis que Flore, mon Dieu ! je ne m’en plains pas, mais elle a pour sûr quelque chose de dérangé, toujours à n’en faire qu’à sa tête, disparue pendant des heures, et fière, et violente !… Tout ça est triste, bien triste.

En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier, qui, maintenant, traversait la voie. Mais les roues s’embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fît claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant les chevaux.

— Fichtre ! déclara le jeune homme, il ne faudrait pas qu’un train arrive… Il y en aurait une, de marmelade !

— Oh ! pas de danger, reprit tante Phasie. Flore est drôle des fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l’œil… Dieu merci, voici cinq ans que nous n’avons pas eu d’accident. Autrefois, un homme a été coupé. Nous autres, nous n’avons encore eu qu’une vache, qui a manqué de faire dérailler un train. Ah ! la pauvre bête ! on a retrouvé le corps ici et la tête là-bas, près du tunnel… Avec Flore, on peut dormir sur ses deux oreilles.

Le fardier était passé, on entendait s’éloigner les secousses profondes des roues dans les ornières. Alors, elle