Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/67

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dix ans ! Il y avait dans sa fièvre, un mépris de lui-même et de l’admiration pour l’autre, et surtout le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les yeux de cette loque humaine, du pantin cassé, de la chiffe molle, qu’un coup de couteau faisait d’une créature. Ce qu’il rêvait, l’autre l’avait réalisé, et c’était ça. S’il tuait, il y aurait ça par terre. Son cœur battait à se rompre, son prurit de meurtre s’exaspérait comme une concupiscence, au spectacle de ce mort tragique. Il fit un pas, s’approcha davantage, ainsi qu’un enfant nerveux qui se familiarise avec la peur. Oui ! il oserait, il oserait à son tour !

Mais un grondement, derrière son dos, le força à sauter de côté. Un train arrivait, qu’il n’avait pas même entendu, au fond de sa contemplation. Il allait être broyé, l’haleine chaude, le souffle formidable de la machine venait seul de l’avertir. Le train passa, dans son ouragan de bruit, de fumée et de flamme. Il y avait beaucoup de monde encore, le flot des voyageurs continuait vers le Havre, pour la fête du lendemain. Un enfant s’écrasait le nez contre une vitre, regardant la campagne noire ; des profils d’hommes se dessinèrent, tandis qu’une jeune femme, baissant une glace, jetait un papier taché de beurre et de sucre. Déjà le train joyeux filait au loin, dans l’insouciance de ce cadavre que ses roues avaient frôlé. Et le corps gisait toujours sur la face, éclairé vaguement par la lanterne, au milieu de la mélancolique paix de la nuit.

Alors, Jacques fut pris du désir de voir la blessure, pendant qu’il était seul. Une inquiétude l’arrêtait, l’idée que, s’il touchait à la tête, on s’en apercevrait peut-être. Il avait calculé que Misard ne pouvait guère être de retour, avec le chef de gare, avant trois quarts d’heure. Et il laissait passer les minutes, il songeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme, qui osait lui aussi, tuant le plus tranquillement du monde, à coups de drogue. C’était donc bien facile de tuer ? tout le monde tuait. Il se rapprocha.