Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mais, nom de Dieu ! arrivez donc ! s’il vivait encore, on pourrait le secourir.

Misard se dandina, s’avança, avec son flegme. Puis, lorsqu’il eut promené la lanterne au-dessus du corps :

— Ah ! ouitche ! il a son compte.

L’individu, culbutant sans doute d’un wagon, était tombé sur le ventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus des rails. On ne voyait, de sa tête, qu’une couronne épaisse de cheveux blancs. Ses jambes se trouvaient écartées. De ses bras, le droit gisait comme arraché, tandis que le gauche était replié sous la poitrine. Il était très bien vêtu, un ample paletot de drap bleu, des bottines élégantes, du linge fin. Le corps ne portait aucune trace d’écrasement, beaucoup de sang avait seulement coulé de la gorge et tachait le col de la chemise.

— Un bourgeois à qui on a fait son affaire, reprit tranquillement Misard, après quelques secondes d’examen silencieux.

Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant :

— Faut pas toucher, c’est défendu… Vous allez rester là, à le garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir le chef de gare.

Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

— Bon ! juste au poteau 153.

Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s’éloigna de son pas traînard.

Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette masse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol, laissait confuse. Et, en lui, l’agitation qui avait précipité sa marche, l’horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à cette pensée aiguë, jaillissante de tout son être : l’autre, l’homme entrevu le couteau au poing, avait osé ! l’autre était allé jusqu’au bout de son désir, l’autre avait tué ! Ah ! n’être pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau ! Lui que l’envie en torturait depuis