Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/69

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lâcha la tête que la rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba contre le sol, refermant la blessure.

— Fini de rire avec les filles ! reprit-elle plus bas. C’est à cause d’une, pour sûr… Ah ! ma pauvre Louisette, ah ! le cochon, c’est bien fait !

Et un long silence régna. Flore, qui avait reposé la lanterne, attendait, en jetant sur Jacques de lents regards ; tandis que celui-ci, séparé d’elle par le corps, n’avait plus bougé, comme perdu, anéanti dans ce qu’il venait de voir. Il devait être près de onze heures. Un embarras, après la scène de la soirée, l’empêchait de parler la première. Mais un bruit de voix se fit entendre, c’était son père qui ramenait le chef de gare ; et, ne voulant pas être vue, elle se décida.

— Tu ne rentres pas te coucher ?

Il tressaillit, un débat parut l’agiter un instant. Puis, dans un effort, dans un recul désespéré :

— Non, non !

Elle n’eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras de forte fille exprima beaucoup de chagrin. Comme pour se faire pardonner sa résistance de tout à l’heure, elle se montra très humble, elle dit encore :

— Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas ?

— Non, non !

Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer la main, puisqu’il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans même lui jeter l’adieu familier de leur camaraderie d’enfance, elle s’éloigna, se perdit dans les ténèbres, le souffle rauque, comme si elle étouffait des sanglots.

Tout de suite, le chef de gare fut là, avec Misard et deux hommes d’équipe. Lui aussi constata l’identité : c’était bien le président Grandmorin, qu’il connaissait, pour le voir descendre à sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa sœur, madame Bonnehon, à Doinville. Le corps pouvait rester à la place où il était tombé, il le