Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/70

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fit seulement couvrir d’un manteau, que l’un des hommes apportait. Un employé avait pris, à Barentin, le train de onze heures, pour prévenir le procureur impérial de Rouen. Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq ou six heures du matin, car il aurait à amener le juge d’instruction, le greffier du tribunal et un médecin. Aussi le chef de gare organisa-t-il un service de garde, près du mort : pendant toute la nuit, on se relayerait, un homme serait constamment là, à veiller avec la lanterne.

Et Jacques, avant de se décider à aller s’étendre sous quelque hangar de la station de Barentin, d’où il ne devait repartir pour le Havre qu’à sept heures vingt, demeura longtemps encore, immobile, obsédé. Puis, l’idée du juge d’instruction qu’on attendait le troubla, comme s’il s’était senti complice. Dirait-il ce qu’il avait vu, au passage de l’express ? Il résolut d’abord de parler, puisque lui n’avait en somme rien à craindre. Son devoir, d’ailleurs, n’était pas douteux. Mais, ensuite, il se demanda à quoi bon : il n’apporterait pas un seul fait décisif, il n’oserait affirmer aucun détail précis sur l’assassin. Ce serait imbécile, de se mettre là-dedans, de perdre son temps et de s’émotionner, sans profit pour personne. Non, non, il ne parlerait pas ! Et il s’en alla enfin, et il se retourna deux fois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol, dans le rond jaune de la lanterne. Un froid plus vif tombait du ciel fumeux, sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides. Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris, très long. Tous se croisaient, dans leur inexorable puissance mécanique, filaient à leur but lointain, à l’avenir, en frôlant, sans y prendre garde, la tête coupée à demi de cet homme, qu’un autre homme avait égorgé.