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Page:Emile Zola - La Conquête de Plassans.djvu/275

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LA CONQUÊTE DE PLASSANS.

du pouce gauche trois croix en l’air pour l’obliger à lâcher prise. Alors, ajouta-t-elle, Mouret tombait comme une masse sur le carreau, et un gros rat noir sautait de sa bouche et disparaissait, sans que jamais on pût découvrir le moindre trou dans le plancher. Le tripier du coin de la rue Taravelle terrifia le quartier en émettant l’opinion que « ce brigand avait peut-être été mordu par un chien enragé. »

Mais l’histoire trouvait des incrédules parmi les personnes comme il faut de Plassans. Lorsqu’elle parvint sur le cours Sauvaire, elle amusa beaucoup les petits rentiers, alignés en file sur les bancs, au tiède soleil de mai.

— Mouret est incapable de battre sa femme, disaient les marchands d’amandes retirés ; il a l’air d’avoir reçu le fouet, il ne fait même plus son tour de promenade… C’est sa femme qui doit le mettre au pain sec.

— On ne peut pas savoir, reprenait un capitaine en retraite. J’ai connu un officier de mon régiment que sa femme souffletait pour un oui, pour un non. Cela durait depuis dix ans. Un jour, elle s’avisa de lui donner des coups de pied ; il devint furieux et faillit l’étrangler… Peut-être que Mouret n’aime pas non plus les coups de pied.

— Il aime encore moins les curés, sans doute, concluait une voix en ricanant.

Madame Rougon parut ignorer quelque temps le scandale qui occupait la ville. Elle restait souriante, évitait de comprendre les allusions qu’on faisait devant elle. Mais un jour, après une longue visite que lui avait rendue M. Delangre, elle arriva chez sa fille, l’air effaré, les larmes aux yeux.

— Ah ! ma bonne chérie, dit-elle en prenant Marthe entre ses bras, que vient-on de m’apprendre ? Ton mari s’oublierait jusqu’à lever la main sur toi !… Ce sont des mensonges, n’est-ce pas ?… J’ai donné le démenti le plus formel. Je connais Mouret. Il est mal élevé, mais il n’est pas méchant.

Marthe rougit ; elle eut cet embarras, cette honte qu’elle