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LES ROUGON-MACQUART

maître ». Il avait, au fond, une véritable admiration pour cet équilibriste, dont il suivait en amateur les exercices sur la corde roide de la spéculation. L’idée de le duper le chatouillait comme une volupté rare et piquante. Il caressait un plan encore vague, ne sachant trop comment employer l’arme qu’il possédait, et à laquelle il craignait de se couper lui-même. Il se sentait, d’ailleurs, à la merci de son ancien collègue. Les terrains et les constructions que des inventaires savamment calculés estimaient déjà à près de deux millions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaient finir par s’abîmer dans une faillite colossale si la fée de l’expropriation ne les touchait de sa baguette d’or. D’après les plans primitifs qu’ils avaient pu consulter, le nouveau boulevard, ouvert pour relier le parc d’artillerie de Vincennes à la caserne du Prince-Eugène, et mettre ce parc au cœur de Paris en tournant le faubourg Saint-Antoine, emportait une partie des terrains ; mais il restait à craindre qu’ils ne fussent qu’à peine écornés et que l’ingénieuse spéculation du café-concert n’échouât par son imprudence même. Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec une aventure délicate sur les bras. Ce péril, toutefois, ne l’empêchait pas, malgré son rôle forcément secondaire, d’être navré, lorsqu’il songeait aux maigres dix pour cent qu’il toucherait dans un vol si colossal de millions. Et c’était alors qu’il ne pouvait résister à la démangeaison furieuse d’allonger la main, de se tailler sa part.

Saccard n’avait pas même voulu qu’il prêtât de l’argent à sa femme, s’amusant lui-même à cette grosse ficelle de mélodrame, où se plaisait son amour des trafics compliqués.