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LA CURÉE

file de canards passait sur le lac, le petit pont renaissance blanchissait, tout neuf dans les verdures, tandis qu’aux deux bords de la grande allée, sur des chaises jaunes, les mères oubliaient en causant les petits garçons et les petites filles qui se regardaient d’un air joli, avec des moues d’enfants précoces.

Les amants avaient l’amour du nouveau Paris. Ils couraient souvent la ville en voiture, faisaient un détour, pour passer par certains boulevards qu’ils aimaient d’une tendresse personnelle. Les maisons, hautes, à grandes portes sculptées, chargées de balcons, où luisaient, en grandes lettres d’or, des noms, des enseignes, des raisons sociales, les ravissaient. Pendant que le coupé filait, ils suivaient, d’un regard ami, les bandes grises des trottoirs, larges, interminables, avec leurs bancs, leurs colonnes bariolées, leurs arbres maigres. Cette trouée claire qui allait au bout de l’horizon, se rapetissant et s’ouvrant sur un carré bleuâtre du vide, cette double rangée ininterrompue de grands magasins, où des commis souriaient aux clientes, ces courants de foule piétinant et bourdonnant, les emplissaient peu à peu d’une satisfaction absolue et entière, d’une sensation de perfection dans la vie de la rue. Ils aimaient jusqu’aux jets des lances d’arrosage, qui passaient comme une fumée blanche, devant leurs chevaux, s’étalaient, s’abattaient en pluie fine sous les roues du coupé, brunissant le sol, soulevant un léger flot de poussière. Ils roulaient toujours, et il leur semblait que la voiture roulait sur des tapis, le long de cette chaussée droite et sans fin, qu’on avait faite uniquement pour leur éviter les ruelles noires. Chaque boulevard devenait un couloir de leur hôtel. Les gaietés du soleil riaient sur les façades neuves,