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LA FORTUNE DES ROUGON.

avez trop douté de moi pour que je vous confie aujourd’hui mes espérances, qui ne reposent encore que sur des calculs de probabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre. D’ailleurs, mon père vous instruira quand l’heure sera venue.

Et comme Félicité prenait l’attitude d’une femme piquée, il ajouta à son oreille, en l’embrassant de nouveau :

— Je tiens de toi, bien que tu m’aies renié. Trop d’intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera, c’est toi qui devras conduire l’affaire.

Il s’en alla ; puis il rouvrit la porte, et dit encore d’une voix impérieuse :

— Surtout, défiez-vous d’Aristide, c’est un brouillon qui gâterait tout. Je l’ai assez étudié pour être certain qu’il retombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas ; car, si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part.

Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secret qu’on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l’interroger ouvertement ; il lui aurait répondu avec colère que cela ne la regardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu’elle déploya, elle n’apprit absolument rien. Eugène, à cette heure trouble où la plus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi son confident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu’elle ne saurait rien, elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta, la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d’un prix stipulé par Pierre lui-même. Quel pouvait être ce prix ? Là était le grand intérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questions politiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, mais elle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyant Pierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit, elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.