Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/141

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
LA FORTUNE DES ROUGON.

souffle, il alla prendre tranquillement la diligence pour Marseille.

Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avait épousé sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie de Pierre, et qu’il voudrait sans doute défendre les intérêts de sa femme. Mais il ne trouva pas l’homme sur lequel il comptait. Mouret lui dit nettement qu’il s’était habitué à regarder Ursule comme une orpheline, et qu’il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. Antoine, reçu très-froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant de partir, il voulut se venger du secret mépris qu’il lisait dans les regards de l’ouvrier ; sa sœur lui ayant paru pâle et oppressée, il eut la cruauté sournoise de dire au mari, en s’éloignant :

— Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l’ai trouvée bien changée ; vous pourriez la perdre.

Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu’il avait mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussi par trop leur bonheur.

Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu’il avait les mains liées rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois, on ne vit que lui dans la ville. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l’entendre. Lorsqu’il avait réussi à se faire donner une pièce de vingt sous par sa mère, il allait la boire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son frère était une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En de pareils endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes lui donnait un auditoire sympathique ; toute la crapule de la ville épousait sa querelle ; c’étaient des invectives sans fin contre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave soldat, et la séance se terminait d’ordinaire par la condamnation générale de tous les riches. Antoine, par un raffinement de vengeance, continuait à se pro-