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LES ROUGON-MACQUART.

mener avec son képi, son pantalon d’ordonnance et sa vieille veste de velours jaune, bien que sa mère lui eût offert de lui acheter des vêtements plus convenables. Il affichait ses guenilles, les étalait le dimanche, en plein cours Sauvaire.

Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois par jour devant le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de la veste avec les doigts, il ralentissait le pas, se mettait parfois à causer devant la porte, pour rester davantage dans la rue. Ces jours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis, qui lui servait de compère ; il lui racontait le vol des cinquante mille francs, accompagnant son récit d’injures et de menaces, à voix haute, de façon à ce que toute la rue l’entendît, et que ses gros mots allassent à leur adresse, jusqu’au fond de la boutique.

— Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendier devant notre maison.

La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale. Il lui arriva même, à cette époque, de regretter en secret d’avoir épousé Rougon ; ce dernier avait aussi une famille par trop terrible. Elle eût donné tout au monde pour qu’Antoine cessât de promener ses haillons. Mais Pierre, que la conduite de son frère affolait, ne voulait seulement pas qu’on prononçât son nom devant lui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu’il vaudrait peut-être mieux s’en débarrasser en donnant quelques sous :

— Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu’il crève !

Cependant, il finit lui-même par confesser que l’attitude d’Antoine devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant en finir, appela cet homme, comme elle le nommait en faisant une moue dédaigneuse. « Cet homme » était en train de la traiter de coquine au milieu de la rue, en compagnie d’un sien camarade encore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.