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LES ROUGON-MACQUART.

les estaminets où régnait ce dernier, on alla jusqu’à dire que le journaliste était un agent provocateur. Battu de ce côté, Macquart n’avait plus qu’à sonder les enfants de sa sœur Ursule.

Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistre prophétie de son frère. Les névroses de sa mère s’étaient changées chez elle en une phtisie lente qui l’avait peu à peu consumée. Elle laissait trois enfants : une fille de dix-huit ans, Hélène, mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné, François, jeune homme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature à peine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme, qu’il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna une année, ne s’occupant plus de ses affaires, perdant l’argent qu’il avait amassé. Puis, un matin, on le trouva pendu dans un cabinet où étaient encore accrochées les robes d’Ursule. Son fils aîné, auquel il avait pu faire donner une bonne instruction commerciale, entra, à titre de commis, chez son oncle Rougon, où il remplaça Aristide qui venait de quitter la maison.

Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillit très-volontiers son neveu, qu’il savait laborieux et sobre. Il sentait le besoin d’un garçon dévoué qui l’aidât à relever ses affaires. D’ailleurs, pendant la prospérité des Mouret, il avait éprouvé une grande estime pour ce ménage qui gagnait de l’argent, et du coup il s’était raccommodé avec sa sœur. Peut-être aussi voulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir une compensation ; il avait dépouillé la mère, il s’évitait tout remords en donnant du travail au fils ; les fripons ont de ces calculs d’honnêteté. Ce fut pour lui une bonne affaire. Il trouva chez son neveu l’aide qu’il cherchait. Si, à cette époque, la maison Rougon ne fit pas fortune, on ne put en accuser ce garçon paisible et méticuleux, qui semblait né pour passer sa vie derrière un comptoir d’épicier, entre une jarre d’huile et un paquet de morue