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LA FORTUNE DES ROUGON.

C’étaient, comme eux, des couples d’amoureux, hermétiquement clos dans un pan d’étoffe, promenant au fond de l’ombre leur tendresse discrète.

Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour, et qui ne sont pas fâchés de s’embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier, pour échanger des baisers à l’aise, sans trop s’exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s’ils louaient une chambre, s’ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d’autre part, ils n’ont pas le temps, tous les soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme : ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. Et, pour plus de prudence, comme tous les habitants se connaissent, ils ont le soin de se rendre méconnaissables, en s’enfouissant dans une de ces grandes mantes, qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrent ces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de la province ne paraît pas s’en alarmer ; il est admis que les amoureux ne s’arrêtent jamais dans les coins ni ne s’assoient au fond des terrains, et cela suffit pour calmer les pudeurs effarouchées. On ne peut guère que s’embrasser en marchant. Parfois cependant une fille tourne mal : les amants se sont assis.

Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d’amour. L’imagination câline et inventive du Midi est là tout entière. C’est une véritable mascarade, fertile en petits bonheurs, et à la portée des misérables. L’amoureuse n’a qu’à ouvrir son vêtement, elle a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur, dans la tiédeur de ses habits, comme les petites bourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans les armoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrement douce ; il se mange