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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/209

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LA FORTUNE DES ROUGON.

pas, imbécile, que si tu la fatigues trop aujourd’hui, elle ne pourra rien faire demain !

Cet argument était décisif. Rébufat baissait la tête et portait lui-même le fardeau qu’il voulait mettre sur les épaules de la jeune fille.

Celle-ci eût vécu parfaitement heureuse, sous la protection secrète de sa tante Eulalie, sans les taquineries de son cousin, alors âgé de seize ans, qui occupait ses paresses à la détester et à la persécuter sourdement. Les meilleures heures de Justin étaient celles où il parvenait à la faire gronder par quelque rapport gros de mensonges. Quand il pouvait lui marcher sur les pieds ou la pousser avec brutalité, en feignant de ne pas l’avoir aperçue, il riait, il goûtait cette volupté sournoise des gens qui jouissent béatement du mal des autres. Miette le regardait alors, avec ses grands yeux noirs d’enfant, d’un regard luisant de colère et de fierté muette, qui arrêtait les ricanements du lâche galopin. Au fond, il avait une peur atroce de sa cousine.

La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante Eulalie mourut brusquement. Dès ce jour, tout changea au logis. Rébufat se laissa peu à peu aller à traiter Miette en valet de ferme. Il l’accabla de besognes grossières, se servit d’elle comme d’une bête de somme. Elle ne se plaignit même pas, elle croyait avoir une dette de reconnaissance à payer. Le soir, brisée de fatigue, elle pleurait sa tante, cette terrible femme dont elle sentait maintenant toute la bonté cachée. D’ailleurs, le travail même dur ne lui déplaisait pas ; elle aimait la force, elle avait l’orgueil de ses gros bras et de ses solides épaules. Ce qui la navrait, c’était la surveillance méfiante de son oncle, ses continuels reproches, son attitude de maître irrité. À cette heure, elle était une étrangère dans la maison. Même une étrangère n’aurait pas été aussi maltraitée qu’elle. Rébufat abusait sans scrupule de cette petite parente pauvre qu’il gardait