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LA FORTUNE DES ROUGON.

geant l’ordre des événements. Et ils se disputèrent un instant avec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l’occasion bonne pour lui, s’écria d’une voix prompte :

— Eh bien, soit ! Mais vous n’y étiez pas… Laissez-moi dire…

Alors il expliqua longuement comment les insurgés s’étaient réveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire à l’impuissance. Il ajouta que le sang n’avait pas coulé, heureusement. Cette dernière phrase désappointa l’auditoire qui comptait sur son cadavre.

— Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité, voyant que le drame était pauvre.

— Oui, oui, trois coups de feu, reprit l’ancien bonnetier. C’est le charcutier Dubruel, M. Liévin et M. Massicot qui ont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable.

Et, comme il y eut quelques murmures :

— Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre a déjà de bien cruelles nécessités, sans qu’on y verse du sang inutile. J’aurais voulu vous voir à ma place… D’ailleurs, ces messieurs m’ont juré que ce n’était pas leur faute ; ils ne s’expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et pourtant il y a eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire un bleu sur la joue d’un insurgé…

Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l’auditoire. Sur quelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, même perdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer ? Cela donna sujet à de longs commentaires.

— En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sans laisser à l’agitation le temps de se calmer ; en haut, nous avions fort à faire. La lutte a été rude…

Et il décrivit l’arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très-largement, sans nommer Macquart, qu’il appelait « le chef. » Les mots : « Le cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M. le maire, » revenaient à chaque