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LES ROUGON-MACQUART.

instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène. Ce n’était plus chez le portier, mais chez le premier magistrat de la ville qu’on se battait. Roudier était enfoncé. Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros.

— Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J’écarte le fauteuil de M. le maire, je prends mon homme à la gorge. Et je le serre, vous pensez ! Mais mon fusil me gênait. Je ne voulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais, comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le coup part…

Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, qui allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s’écria :

— Non, non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, mon ami ; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers, j’ai tout vu… L’homme a voulu vous assassiner ; c’est lui qui a fait partir le coup de fusil ; j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’il glissait sous votre bras…

— Vous croyez ? dit Rougon devenu blême.

Il ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récit de l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi. Granoux ne mentait pas d’ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les choses dramatiquement.

— Quand je vous le dis, l’homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il avec conviction.

— C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix éteinte, que j’ai entendu la balle siffler à mon oreille !

Il y eut une violente émotion ; l’auditoire parut frappé de respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n’aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans