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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/313

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LA FORTUNE DES ROUGON.

ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d’une mémoire qui se perd, de l’enclos des Fouque, d’Adélaïde, de ses amours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d’intrigants éhontés, montaient jusqu’à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd’hui Rougon n’était plus qu’un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère, et s’en servait comme d’un marchepied pour monter à la fortune.

— Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d’une voix étranglée. Ah ! les gredins, ils nous tuent ; jamais nous ne nous en relèverons.

Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts crispés et elle répondait :

— Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d’où vient le coup. La ville neuve nous en veut.

Elle devinait juste. L’impopularité brusque des Rougon était l’œuvre d’un groupe d’avocats qui se trouvaient très-vexés de l’importance qu’avait prise un ancien marchand d’huile, illettré, et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort. Le vieux quartier et la ville neuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité de la panique pour perdre le salon jaune dans l’esprit des commerçants et des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d’excellents hommes, d’honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. On leur ouvrirait les yeux. À la place de ce gros ventru, de ce