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LES ROUGON-MACQUART.

gueux qui n’avait pas le sou, M. Isidore Granoux n’aurait-il pas dû s’asseoir dans le fauteuil du maire ? Les envieux partaient de là pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration qui ne datait que de la veille. Il n’aurait pas dû garder l’ancien conseil municipal ; il avait commis une sottise grave en faisant fermer les portes ; c’était par sa bêtise que cinq membres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d’un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. La réaction râlait.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l’occasion, il pourrait encore compter.

— Est-ce qu’Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir ce soir pour faire la paix ?

— Oui, répondit Félicité. Il m’avait promis un bel article. L’Indépendant n’a pas paru…

Mais son mari l’interrompit en disant :

— Eh ! n’est-ce pas lui qui sort de la sous-préfecture ?

La vieille femme ne jeta qu’un regard.

— Il a remis son écharpe ! cria-t-elle.

Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard. L’Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avait jugé prudent de reprendre son rôle de mutilé. Il traversa sournoisement la place, sans lever la tête ; puis, comme il entendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses et compromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de la Banne.

— Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Nous sommes à terre… Jusqu’à nos enfants qui nous abandonnent !

Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dî-