Aller au contenu

Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/319

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
319
LA FORTUNE DES ROUGON.

D’ailleurs, le libraire faisait sa petite besogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait le pays lui assurait l’impunité. Si les lettres éprouvaient quelque retard, si d’autres s’égaraient même complétement, ce serait la faute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne et interrompaient les communications. La fermeture des portes l’avait un instant contrarié ; mais il s’était entendu avec Roudier pour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportés directement, sans passer par la mairie.

Il n’avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, les bonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignées comme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout le monde. Il s’était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pour être distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l’éveil et lui enlever le mérite d’avoir du courage, quand la ville entière tremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction des postes, avait singulièrement compris la situation.

Lorsque madame Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. Il se leva, avec son sourire humble, avançant une chaise ; ses paupières rougies battaient d’une façon inquiète. Mais Félicité ne s’assit pas ; elle dit brutalement :

— Je veux la lettre.

Vuillet écarquilla les yeux d’un air de grande innocence.

— Quelle lettre, chère dame ? demanda-t-il.

— La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari… Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée.

Et comme il bégayait qu’il ne savait pas, qu’il n’avait rien vu, que c’était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menace dans la voix :

— Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez