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LES ROUGON-MACQUART.

fausse route ! Je suis las de manger mon pain dur, et j’entends tricher la fortune. Je ne jouerai qu’à coup sûr.

Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que sa mère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de son sang. Elle murmura :

— Ton père a bien du courage.

— Oui, je l’ai vu, reprit-il en ricanant. Il a une bonne tête. Il m’a rappelé Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c’est toi, mère, qui lui as fait cette figure-là ?

Et, gaiement, avec un geste résolu :

— Tant pis ! s’écria-t-il, je suis bonapartiste !… Papa n’est pas un homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte gros.

— Et tu as raison, dit sa mère ; je ne puis parler, mais tu verras demain.

Il n’insista pas, il lui jura qu’elle serait bientôt glorieuse de lui, et il s’en alla, tandis que Félicité, sentant se réveiller ses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardant s’éloigner, qu’il avait un esprit de tous les diables, et que jamais elle n’aurait eu le courage de le laisser partir sans le mettre enfin dans la bonne voie.

Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d’angoisse, tombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que Plassans n’existerait plus le lendemain, qu’il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans le ciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, à la fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femme s’il était nécessaire de donner suite à l’insurrection que Macquart préparait.

— On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces mes-