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LA FORTUNE DES ROUGON.

sieurs de la ville neuve, comme ils m’ont salué ! Ça ne me paraît guère utile maintenant de tuer du monde. Hein ! qu’en penses-tu ? Nous ferons notre pelote sans cela.

— Ah ! quel mollasse tu es ! s’écria Félicité avec colère. C’est toi qui as eu l’idée, et voilà que tu recules ! Je te dis que tu ne feras jamais rien sans moi !… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que les républicains t’épargneraient s’ils te tenaient ?

Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granoux lui fut d’une grande utilité. Il l’envoya porter ses ordres aux différents postes qui gardaient les remparts ; les gardes nationaux devaient se rendre à l’hôtel de ville, par petits groupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeois parisien égaré en province, qui aurait pu gâter l’affaire en prêchant l’humanité, ne fut même pas averti. Vers onze heures, la cour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon les épouvanta ; il leur dit que les républicains restés à Plassans allaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérite d’avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand il eut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si ces misérables s’emparaient du pouvoir, il donna l’ordre de ne plus prononcer une parole et d’éteindre toutes les lumières. Lui-même prit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans un rêve ; il ne se reconnaissait plus ; il sentait derrière lui Félicité, aux mains de laquelle l’avait jeté la crise de la nuit, et il se serait laissé pendre en disant : « Ça ne fait rien, ma femme va venir me décrocher. » Pour augmenter le tapage et secouer une plus longue épouvante sur la ville endormie, il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner le tocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait lui ouvrir la porte du bedeau. Et, dans l’ombre, dans le silence noir de la cour, les gardes nationaux, que l’anxiété effarait, attendaient, les yeux fixés sur le por-