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LA FORTUNE DES ROUGON.

porerait en fumée ; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe, fous de terreur, s’imaginant par instants que leur maison remuait déjà.

Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé sur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon, que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglots lointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petite porte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.

— Eh ! il y en a assez ! cria-t-il à cet homme ; on dirait quelqu’un qui pleure, c’est énervant.

— Mais, ce n’est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d’un air désolé. C’est M. Granoux, qui est monté dans le clocher… Il faut vous dire que j’avais retiré le battant de la cloche, par ordre de M. le curé, justement pour éviter qu’on sonnât le tocsin. M. Granoux n’a pas voulu entendre raison. Il a grimpé quand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire ce bruit.

Rougon monta précipitamment l’escalier qui menait aux cloches, en criant :

— Assez ! assez ! Pour l’amour de Dieu, finissez donc !

Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune qui entrait par la dentelure d’une ogive, Granoux, sans chapeau, l’air furieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu’il y allait de bon cœur ! Il se renversait, prenait un élan, et tombait sur le bronze sonore, comme s’il eût voulu le fendre. Toute sa personne grasse se ramassait ; puis quand il s’était jeté sur la grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient en arrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait dit un forgeron battant un fer chaud ; mais un forgeron en redingote, court et chauve, d’attitude maladroite et rageuse.

La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeois endiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune.