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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/353

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LA FORTUNE DES ROUGON.

gardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu’à terre.

Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n’osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d’effroi devant les morts. Mais, vers dix heures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent, la place s’emplit de conversations sourdes, d’exclamations étouffées. On parlait de l’autre attaque, de cette prise de la mairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée ; et, cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec un respect effrayé : c’était vraiment un héros, un sauveur. Les cadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocats et les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerre civile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de la députation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe en groupe, rappelant le « Je suis prêt ! » de l’homme énergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut un aplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement raillé les quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougon d’intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l’air, parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier « au grand citoyen dont Plassans serait éternellement glorieux. » Car les mares de sang séchaient sur le pavé ; les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti du désordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main de fer il avait fallu pour étouffer l’insurrection.

Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et des poignées de main. On connaissait l’histoire du marteau. Seulement, par un mensonge innocent, dont il n’eut bientôt plus conscience lui-même, il prétendit qu’ayant vu les insurgés le premier, il s’était mis à taper sur la cloche, pour son-