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LES ROUGON-MACQUART.

ner l’alarme ; sans lui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla son importance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l’appela plus que : « Monsieur Isidore, vous savez ? le monsieur qui a sonné le tocsin avec un marteau ! » Bien que la phrase fût un peu longue, Granoux l’eût prise volontiers comme titre nobiliaire ; et l’on ne put désormais prononcer devant lui le mot « marteau, » sans qu’il crût à une délicate flatterie.

Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer. Il les regarda sur tous les sens, humant l’air, interrogeant les visages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, la veille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d’un des morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut le convaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là un moment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser la distribution de l’Indépendant, dans lequel il avait mis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce mot de sa mère : « Tu verras demain ! » Il avait vu, c’était très-fort ; ça l’épouvantait même un peu.

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul dans le cabinet de M. Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment qui l’empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avait marché, lui engourdissait les jambes. Il se demandait ce qu’il allait faire jusqu’au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir, une occupation, un ordre à donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus. Où donc Félicité le menait-elle ? Était-ce fini, allait-il falloir encore tuer du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait l’enceinte des remparts trouée de tous côtés par l’armée vengeresse des républicains, lorsqu’un grand cri : « Les insurgés ! les insurgés ! » éclata sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d’un bond et, soulevant un