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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/36

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LES ROUGON-MACQUART.

rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus divers, depuis le sarrau du manœuvre jusqu’à la redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes, dont l’heure et la circonstance faisaient des masques inoubliables d’énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse de torrent. À certains moments, il lui semblait qu’ils ne marchaient plus, qu’ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n’entendait qu’un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes, aiguës comme des pointes qu’on aurait, par saccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacres et d’élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus profondément à chaque brutalité du rhythme, lui causait une de ces angoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir.

Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l’approche de la bande, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de courage, une nature ardente que l’enthousiasme exaltait aisément. Aussi, l’émotion qui l’avait peu à peu gagnée, la secouait-elle maintenant tout entière. Elle devenait un garçon. Volontiers elle eût pris une arme et suivi les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges, pareilles aux crocs d’un jeune loup qui aurait des envies de mordre. Et, lorsqu’elle entendit Silvère dénombrer d’une voix de plus en plus pres-