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LES ROUGON-MACQUART.

donné la jaunisse. Au second service, ce fut une curée. Les marchands d’huile, les marchands d’amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon. Granoux, très-rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très-pâle, était complétement gris ; mais Sicardot versait toujours, tandis qu’Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verres d’eau sucrée. La joie d’être sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d’une bonne table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre, qu’ils voyaient pour la première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de jouissance large et épaisse. Dans l’air chaud, leurs voix montaient grasses, plus louangeuses à chaque plat, s’embarrassant au milieu des compliments, allant jusqu’à dire — ce fut un ancien maître tanneur retiré qui trouva ce joli mot — que le dîner « était un vrai festin de Lucullus. »

Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe. Félicité, aguerrie, disait qu’ils loueraient sans doute le logement de ce pauvre M. Peirotte, en attendant qu’ils pussent acheter une petite maison dans la ville neuve ; et elle distribuait déjà son mobilier futur dans les pièces du receveur. Elle entrait dans ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenait assourdissant, elle parut prise d’un souvenir subit ; elle se leva et vint se pencher à l’oreille d’Aristide :

— Et Silvère ? lui demanda-t-elle.

Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.

— Il est mort, répondit-il à voix basse. J’étais là quand le gendarme lui a cassé la tête d’un coup de pistolet.

Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouche pour demander à son fils pourquoi il n’avait pas empêché ce meurtre, en réclamant l’enfant ; mais elle ne dit