Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/107

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nait sa vieille thèse, la négation du progrès, l’inutilité finale de la science. Est-ce que cette brute de Boutigny n’était pas en train de gagner une fortune, avec sa soude de commerce ? alors, à quoi bon s’être ruiné pour trouver mieux, pour dégager des lois nouvelles, puisque l’empirisme l’emportait ? Et, chaque fois, il partait de là, il concluait, les lèvres pincées d’un mauvais rire, que la science aurait seulement une utilité certaine, si elle donnait jamais le moyen de faire sauter l’univers d’un coup, à l’aide de quelque cartouche colossale. Puis, défilaient, en plaisanteries froides, les ruses de la Volonté qui mène le monde, la bêtise aveugle du vouloir-vivre. La vie était douleur, et il aboutissait à la morale des fakirs indiens, à la délivrance par l’anéantissement. Lorsque Pauline l’entendait affecter l’horreur de l’action, lorsqu’il annonçait le suicide final des peuples, culbutant en masse dans le noir, refusant d’engendrer des générations nouvelles, le jour où leur intelligence développée les convaincrait de la parade imbécile et cruelle qu’une force inconnue leur faisait jouer, elle s’emportait, cherchait des arguments, restait sur le carreau, ignorante de ces questions, n’ayant pas la tête métaphysique, comme il le disait. Mais elle refusait de s’avouer vaincue, elle envoyait carrément au diable son Schopenhauer, dont il avait voulu lui lire des passages : un homme qui écrivait un mal atroce des femmes ! elle l’aurait étranglé, s’il n’avait pas eu au moins le cœur d’aimer les bêtes. Bien portante, toujours droite dans le bonheur de l’habitude et dans l’espoir du lendemain, elle le réduisait à son tour au silence par l’éclat de son rire sonore, elle triomphait, de toute la poussée vigoureuse de sa puberté.