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Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/110

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occuper les longues heures vides, s’amusait à classer une collection de Floridées, recueillies au printemps. D’abord, Lazare, promenant son ennui, s’était contenté de la regarder coller les délicates arborescences, dont le rouge et le bleu tendres gardaient des tons d’aquarelle ; puis, malade de désœuvrement, oublieux de sa théorie de l’inaction, il avait déterré le piano sous les appareils bossués et les flacons sales qui l’encombraient. Huit jours plus tard, la passion de la musique le reprenait tout entier. C’était en lui la lésion première, la fêlure de l’artiste, que l’on aurait retrouvée chez le savant et l’industriel avortés. Un matin, comme il jouait sa marche de la Mort, l’idée de la grande symphonie de la Douleur qu’il voulait écrire autrefois l’avait échauffé de nouveau. Tout le reste lui paraissait mauvais, il garderait seulement la marche ; mais quel sujet ! quelle œuvre à faire ! et il y résumait sa philosophie. Au début, la vie naîtrait du caprice égoïste d’une force ; ensuite, viendrait l’illusion du bonheur, la duperie de l’existence, en traits saisissants, un accouplement d’amoureux, un massacre de soldats, un dieu expirant sur une croix ; toujours le cri du mal monterait, le hurlement des êtres emplirait le ciel, jusqu’au chant final de la délivrance, un chant dont la douceur céleste exprimerait la joie de l’anéantissement universel. Dès le lendemain, il était au travail, tapant sur le piano, couvrant le papier de barres noires. Comme l’instrument râlait, de plus en plus affaibli, il chantait lui-même les notes, avec un bourdonnement de cloche. Jamais encore une besogne ne l’avait emporté à ce point, il en oubliait les repas, il cassait les oreilles de Pauline, qui, bonne enfant, trouvait ça très bien