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LA JOIE DE VIVRE.

vivait, lui firent regretter la belle charcuterie de marbre qu’elle avait quittée la veille, car ses yeux s’attristèrent, elle sembla deviner un instant les sourdes aigreurs cachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour elle. Enfin, ses regards, après s’être intéressés à un baromètre très ancien, dans un cartel de bois doré, se fixèrent sur une construction étrange qui tenait toute la tablette de la cheminée, sous une boîte de verre collée aux arêtes par de minces bandes de papier bleu. On aurait dit un jouet, un pont de bois en miniature, mais un pont d’une charpente extraordinairement compliquée.

— C’est ton grand-oncle qui a fait ça, expliqua Chanteau, heureux de trouver un sujet de conversation. Oui, mon père avait commencé par être charpentier… J’ai toujours gardé son chef-d’œuvre.

Il ne rougissait pas de son origine, et madame Chanteau tolérait le pont sur la cheminée, malgré l’humeur que lui causait cette curiosité encombrante, qui lui rappelait son mariage avec un fils d’ouvrier. Mais déjà la petite fille n’écoutait plus son oncle : par la fenêtre, elle venait d’apercevoir l’horizon immense, et elle traversa vivement la pièce, elle se planta devant les vitres, dont les rideaux de mousseline étaient relevés à l’aide d’embrasses de coton. Depuis son départ de Paris, la mer était sa préoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait de questionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaque coteau, si la mer n’était pas derrière ces montagnes. Enfin, sur la plage d’Arromanches, elle était restée muette, les yeux agrandis, le cœur gonflé d’un gros soupir ; puis, d’Arromanches à Bonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors du cabriolet, malgré le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et,