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LA JOIE DE VIVRE.

francs dont son secrétaire gardait la fièvre. C’étaient les grosses sommes englouties, les petites sommes prises encore chaque jour et agrandissant le trou, qui la jetaient ainsi hors d’elle, comme si elle sentait là le ferment mauvais, où s’était décomposée son honnêteté. Aujourd’hui, la décomposition était faite, elle exécrait Pauline, de tout l’argent qu’elle lui devait.

— Que veux-tu qu’on dise à une entêtée de cette espèce ? continuait elle. Elle est horriblement avare au fond, et c’est le gaspillage en personne. Elle jettera douze mille francs à la mer pour ces pêcheurs de Bonneville qui se moquent de nous, elle nourrira la marmaille pouilleuse du pays, et je tremble, parole d’honneur ! quand j’ai quarante sous à lui demander. Arrange cela… Elle a un cœur de roc, avec son air de tout donner aux autres.

Souvent, Véronique entrait, promenant la vaisselle ou apportant le thé ; et elle s’attardait, elle écoutait, se permettait même parfois d’intervenir.

— Mademoiselle Pauline, un cœur de roc ! oh ! Madame peut-elle dire ça !

D’un regard sévère, madame Chanteau lui imposait silence. Puis, les coudes sur la table, elle entrait dans des calculs compliqués, comme se parlant à elle-même.

— Je ne l’ai plus à garder, son argent, Dieu merci ! mais je serais curieuse de savoir ce qu’il lui en reste. Pas soixante-dix mille francs, je le jurerais… Dame ! comptons un peu : trois mille déjà pour l’essai des charpentes, et deux cents francs au moins d’aumônes chaque mois, et les quatre-vingt-dix francs de sa pension, ici. Ça va vite… Veux-tu parier, Louisette, qu’elle se ruinera ? Oui, tu la verras sur la paille…