Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/310

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ne s’était sentie si légère, si haute, si détachée. Tout finissait, elle venait de couper les liens de son égoïsme, elle n’espérait plus en rien ni en personne ; et il y avait, au fond d’elle, la volupté subtile du sacrifice. Même elle ne retrouvait pas son ancienne volonté de suffire au bonheur des siens, ce besoin autoritaire qui lui apparaissait à cette heure comme le dernier retranchement de sa jalousie. L’orgueil de son abnégation s’en était allé, elle acceptait que les siens fussent heureux en dehors d’elle, C’était le degré suprême dans l’amour des autres : disparaître, donner tout sans croire qu’on donne assez, aimer au point d’être joyeux d’une félicité qu’on n’a pas faite et qu’on ne partagera pas. Le soleil se levait, lorsqu’elle s’endormit d’un grand sommeil.

Ce jour-là, Pauline descendit très tard. En s’éveillant, elle avait eu la joie de sentir en elle, nettes et solides, ses résolutions de la veille. Puis, elle s’aperçut qu’elle s’était oubliée et qu’elle devait pourtant songer au lendemain, dans la nouvelle situation qui allait lui être faite. Si elle avait le courage de marier Lazare et Louise, jamais elle n’aurait celui de rester près d’eux, à partager l’intimité de leur bonheur : le dévouement a des limites, elle redoutait le retour de ses violences, quelque scène affreuse dont elle serait morte. Du reste, ne faisait-elle point assez déjà ? qui aurait eu la cruauté de lui imposer cette torture inutile ? Sa décision fut donc prise sur-le-champ, irrévocable : elle partirait, elle quitterait cette maison, pleine d’inquiétants souvenirs. C’était toute sa vie changée, et elle ne reculait pas.

Au déjeuner, elle montra cette gaieté tranquille, qui ne la quittait plus. La vue de Lazare et de Louise, côte à côte, chuchotant et riant, la laissa