Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/363

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cette fois, craquait sous ses pieds, il était décidé à se retirer dans un coin, pour vivre en ermite.

— Tu ne sais pas ? reprit-il en souriant, je songe souvent que nous aurions dû nous expatrier, après la mort de ma mère.

— Comment, nous expatrier ?

— Oui, nous enfuir bien loin, en Océanie par exemple, dans une de ces îles où la vie est si douce.

— Et ton père, nous l’aurions emmené ?

— Oh ! ce n’est qu’un rêve, je te le dis… Il n’est point défendu d’imaginer des choses agréables, quand la réalité n’est pas gaie.

Il avait quitté la table, il était venu s’asseoir sur l’un des bras du fauteuil qu’elle occupait. Elle laissa tomber son tricot, pour rire à l’aise du galop continuel de cette imagination de grand enfant détraqué ; et elle levait la tête vers lui, renversée contre le dossier, tandis qu’il se trouvait si près d’elle, qu’il sentait à la hanche la chaleur vivante de son épaule.

— Es-tu fou, mon pauvre ami ! Qu’aurions-nous fait là-bas ?

— Nous aurions vécu donc !… Tu te souviens de ce livre de voyages que nous lisions ensemble, il y a douze ans ? On vit là-bas comme dans un paradis. Jamais d’hiver, un ciel éternellement bleu, une existence au soleil et aux étoiles… Nous aurions eu une cabane, nous aurions mangé des fruits délicieux, et rien à faire, et pas un chagrin !

— Alors, deux sauvages tout de suite, avec des anneaux dans le nez et des plumes sur la tête ?

— Tiens ! pourquoi pas ?… Nous nous serions aimés d’un bout de l’année à l’autre, sans compter les jours, ce qui n’aurait pas été si bête.

Elle le regardait, ses paupières battirent, un léger