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LA TERRE.

nez ses maîtresses, allait chaque samedi, à la porte de son atelier, lui voler sa paie. Aussi, lorsque les coups et la fatigue eurent tué sa mère, suivit-il l’exemple de sa sœur Gervaise, qui venait de filer à Paris, avec un amant : il se sauva de son côté, pour ne pas nourrir son fainéant de père. Et, maintenant, il ne se reconnaissait plus, non qu’il fût devenu paresseux à son tour, mais le régiment lui avait élargi la tête : la politique, par exemple, qui l’ennuyait autrefois, le préoccupait aujourd’hui, le faisait raisonner sur l’égalité et la fraternité. Puis, c’étaient des habitudes de flâne, les factions rudes et oisives, la vie somnolente des casernes, la bousculade sauvage de la guerre. Alors, les outils tombaient de ses mains, il songeait à sa campagne d’Italie, et un grand besoin de repos l’engourdissait, l’envie de s’allonger et de s’oublier dans l’herbe.

Un matin, son patron vint l’installer à la Borderie, pour des réparations. Il y avait un bon mois de travail, des chambres à parqueter, des portes, des fenêtres à consolider un peu partout. Lui, heureux, traîna la besogne six semaines. Sur ces entrefaites, son patron mourut, et le fils, qui s’était marié, alla s’établir dans le pays de sa femme. Demeuré à la Borderie, où l’on découvrait toujours des bois pourris à remplacer, le menuisier y fit des journées pour son compte ; puis, comme la moisson commençait, il donna un coup de main, resta six semaines encore ; de sorte que, le voyant si bien mordre à la culture, le fermier finit par le garder tout à fait. En moins d’un an, l’ancien ouvrier devint un bon valet de ferme, charriant, labourant, semant, fauchant, dans cette paix de la terre, où il espérait contenter enfin son besoin de calme. C’était donc fini de scier et de raboter ! Et il paraissait né pour les champs, avec sa lenteur sage, son amour du travail réglé, ce tempérament de bœuf de labour qu’il tenait de sa mère. Il fut ravi d’abord, il goûta la campagne que les paysans ne voient pas, il la goûta à travers des restes de lectures sentimentales, des idées de simplicité, de vertu, de bonheur parfait, telles qu’on les trouve dans les petits contes moraux pour les enfants.