Page:Emile Zola - Le Docteur Pascal.djvu/238

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Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien douce, droite au fond du fauteuil où elle passait les heures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, à regarder fixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes n’étaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau ; et il fallait que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger, disposât d’elle comme d’une chose, qu’on déplace et qu’on reprend. L’ancêtre, l’oubliée, grande, noueuse, effrayante, restait immobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d’eau de source, dans son mince visage desséché. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait ruisselé sur ses joues, puis elle s’était mise à bégayer des paroles sans suite ; ce qui semblait prouver qu’au milieu de son épuisement sénile et de l’engourdissement irréparable de la démence, la lente induration du cerveau ne devait pas être complète encore : des souvenirs restaient emmagasinés, des lueurs d’intelligence étaient possibles. Et elle avait repris sa face muette, indifférente aux êtres et aux choses, riant parfois d’un malheur, d’une chute, le plus souvent ne voyant, n’entendant rien, dans sa contemplation sans fin du vide.

Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne l’installa tout de suite, devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Elle gardait pour lui un paquet d’images, des soldats, des capitaines, des rois, vêtus de pourpre et d’or, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux.

— Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez qu’aujourd’hui grand’mère est très gentille. Il faut être gentil aussi.

L’enfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux se contemplèrent. À ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et