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LES ROUGON-MACQUART.

bre, un saumon superbe, entamé, montrant la blondeur rose de sa chair ; des turbots d’une blancheur de crème ; des congres, piqués de l’épingle noire qui sert à marquer les tranches ; des paires de soles, des rougets, des bars, tout un étalage frais. Et, au milieu de ces poissons à l’œil vif, dont les ouïes saignaient encore, s’étalait une grande raie, rougeâtre, marbrée de taches sombres, magnifique de tons étranges ; la grande raie était pourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires perçaient la peau rude.

— Il faut jeter cette raie, dit Florent en s’approchant.

La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, il l’aperçut debout, appuyée au poteau de bronze des deux becs de gaz qui éclairent les quatre places de chaque banc. Elle lui parut très-grande, montée sur quelque caisse, pour protéger ses pieds de l’humidité. Elle pinçait les lèvres, plus belle encore que de coutume, coiffée avec des frisons, la tête sournoise, un peu basse, les mains trop roses dans la blancheur du grand tablier. Jamais il ne lui avait tant vu de bijoux : elle portait de longues boucles d’oreilles, une chaîne de cou, une broche, des enfilades de bagues à deux doigts de la main gauche et à un doigt de la main droite.

Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre, il reprit :

— Vous entendez, faites disparaître cette raie.

Mais il n’avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur une chaise, tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de sa marmotte ; et, s’appuyant des poings à la table de marbre :

— Tiens ! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu’elle la jetterait, sa raie !… Ce n’est pas vous qui la lui payerez, peut-être !

Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Il sentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater. Il se contint, tira lui-même, de dessous le