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LE VENTRE DE PARIS.

jeûne, regardent de la rue avec la mine d’échalas envieux ; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d’un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain ; il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit.

— Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs… C’est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour… Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura :

— Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez… Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait. Il criait :

— Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d’être un Maigre. Si j’étais un Gras, je peindrais tranquillement, j’aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l’or. Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m’extermine le tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras. J’en mourrai, c’est sûr, la peau collée aux os, si plat qu’on pourra me mettre entre deux feuillets d’un livre pour m’enterrer… Et vous donc ! Vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d’honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières ; c’était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine étroite ; et elles agissaient d’instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux