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LE VENTRE DE PARIS.

de ce monde gras, en maigre naïf ; il s’avouait nettement qu’il dérangeait tout le quartier, qu’il devenait une gêne pour les Quenu, un cousin de contrebande, de mine par trop compromettante. Ces réflexions le rendaient fort triste, non pas qu’il eût remarqué chez son frère ou chez Lisa la moindre dureté ; il souffrait de leur bonté même ; il s’accusait de manquer de délicatesse en s’installant ainsi chez eux. Des doutes lui venaient. Le souvenir de la conversation dans la boutique, l’après-midi, lui causait un malaise vague. Il était comme envahi par cette odeur des viandes du comptoir, il se sentait glisser à une lâcheté molle et repue. Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d’inspecteur qu’on lui offrait. Cette pensée mettait en lui une grande lutte ; il fallait qu’il se secouât pour retrouver ses roideurs de conscience. Mais un vent humide s’était levé, soufflant sous la rue couverte. Il reprit quelque calme et quelque certitude, lorsqu’il fut obligé de boutonner sa redingote. Le vent emportait de ses vêtements cette senteur grasse de la charcuterie, dont il était tout alangui.

Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. Le peintre, renfermé au fond de son paletot verdâtre, avait la voix sourde, pleine de colère. Il s’emporta contre la peinture, dit que c’était un métier de chien, jura qu’il ne toucherait de sa vie à un pinceau. L’après-midi, il avait crevé d’un coup de pied une tête d’étude qu’il faisait d’après cette gueuse de Cadine. Il était sujet à ces emportements d’artiste impuissant en face des œuvres solides et vivantes qu’il rêvait. Alors, rien n’existait plus pour lui, il battait les rues, voyait noir, attendait le lendemain comme une résurrection. D’ordinaire, il disait qu’il se sentait gai le matin et horriblement malheureux le soir ; chacune de ses journées était un long effort désespéré. Florent eut peine à reconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. Ils s’étaient déjà retrouvés à la charcuterie. Claude, qui connaissait l’histoire du déporté,