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LES ROUGON-MACQUART.

lui avait serré la main, en lui disant qu’il était un brave homme. Il allait, d’ailleurs, très-rarement chez les Quenu.

— Vous êtes toujours chez ma tante ? dit Claude. Je ne sais pas comment vous faites pour rester au milieu de cette cuisine. Ça pue là-dedans. Quand j’y passe une heure, il me semble que j’ai assez mangé pour trois jours. J’ai eu tort d’y entrer ce matin ; c’est ça qui m’a fait manquer mon étude.

Et, au bout de quelques pas faits en silence :

— Ah ! les braves gens ! reprit-il. Ils me font de la peine, tant ils se portent bien. J’avais songé à faire leurs portraits, mais je n’ai jamais su dessiner ces figures rondes où il n’y a pas d’os… Allez, ce n’est pas ma tante Lisa qui donnerait des coups de pied dans ses casseroles. Suis-je assez bête d’avoir crevé la tête de Cadine ! Maintenant, quand j’y songe, elle n’était peut-être pas mal.

Alors, ils causèrent de la tante Lisa. Claude dit que sa mère ne voyait plus la charcutière depuis longtemps. Il donna à entendre que celle-ci avait quelque honte de sa sœur mariée à un ouvrier ; d’ailleurs, elle n’aimait pas les gens malheureux. Quant à lui, il raconta qu’un brave homme s’était imaginé de l’envoyer au collége, séduit par les ânes et les bonnes femmes qu’il dessinait, dès l’âge de huit ans ; le brave homme était mort, en lui laissant mille francs de rente, ce qui l’empêchait de mourir de faim.

— N’importe, continua-t-il, j’aurais mieux aimé être un ouvrier… Tenez, menuisier, par exemple. Ils sont très-heureux, les menuisiers. Ils ont une table à faire, n’est-ce pas ? ils la font, et ils se couchent, heureux d’avoir fini leur table, absolument satisfaits… Moi, je ne dors guère la nuit. Toutes ces sacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. Je n’ai jamais fini, jamais, jamais.

Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis, il essaya de rire. Il jurait, cherchait des mots orduriers, s’abîmait