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LES ROUGON-MACQUART

l’oncle l’adresse de Duveyrier, sans le mettre au courant de l’histoire. Tout fut réglé : Valérie garderait le magasin, pendant que Théophile surveillerait la maison, jusqu’au retour de son frère. Celui-ci avait envoyé chercher un fiacre, et il partait, quand Saturnin, disparu depuis un moment, remonta du sous-sol, avec un grand couteau de cuisine, qu’il brandissait, en criant :

— Je le saignerai !… je le saignerai !

Ce fut une nouvelle alerte. Auguste, très pâle, sauta précipitamment dans le fiacre, tira la portière. Et il disait :

— Il a encore un couteau ! Où les trouve-t-il donc, tous ces couteaux !… Je t’en prie, Théophile, renvoie-le, tâche qu’il ne soit plus là, quand je reviendrai… Comme si ce n’était pas déjà assez malheureux pour moi, ce qui m’arrive !

Le garçon de magasin maintenait le fou par les épaules. Valérie avait donné l’adresse au cocher. Mais ce cocher, un gros homme très sale, le visage sang de bœuf, ivre de la veille, ne se pressait pas, s’installait, ramassait les guides.

— À la course, bourgeois ? demanda-t-il d’une voix enrouée.

— Non, à l’heure, et rondement. Il y aura un bon pourboire.

Le fiacre s’ébranla. C’était un vieux landau, immense et malpropre, qui avait un balancement inquiétant, sur ses ressorts fatigués. Le cheval, une grande carcasse blanche, marchait au pas avec une dépense de force extraordinaire, le cou branlant, les jambes hautes. Auguste regarda sa montre : il était neuf heures. À onze heures, le duel pouvait être décidé. La lenteur du fiacre l’irrita d’abord. Puis, une somnolence l’engourdit peu à peu ; il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et cette voiture lamentable l’attristait. Quand il se trouva seul,