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LES ROUGON-MACQUART.

Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par modestie. Ces coups d’encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise s’étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes ; et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, qui le célébrait à faux, d’une façon continue. Parfois, il en plaisantait, quand les deux cousins n’étaient pas là ; mais il n’y contentait pas moins tous ses appétits d’orgueil et de domination. C’était comme un fumier d’éloges, assez vaste pour qu’il pût y vautrer à l’aise son grand corps.

— Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah ! si j’étais réellement aussi fort que vous le croyez…

Il n’acheva pas. Il s’était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très-rarement. M. Bouchard et le colonel allaient toujours ; ils le déclaraient grand orateur, grand administrateur, grand financier, grand politique. Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans regarder Rougon, comme s’il n’eût pas été là :

— Mon Dieu ! un événement suffirait… L’empereur est très-bien disposé pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu’il sente le besoin d’un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre… Mon Dieu ! oui.

Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute grise d’ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le pousser à quel-