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LES ROUGON-MACQUART.

lement. Pendant près d’une heure, ils causèrent de mille choses, sans éprouver un instant l’envie de faire une allusion au sentiment tendre qui leur gonflait le cœur. À quoi bon parler de cela ? ne savaient-ils pas ce qu’ils auraient pu se dire ? Ils n’avaient aucun aveu à se faire. Cela suffisait à leur joie, d’être ensemble, de s’entendre sur tous les sujets, de jouir sans trouble de leur solitude, à cette place même où il embrassait sa femme chaque soir devant elle.

Ce jour-là, il la plaisanta sur sa fureur de travail.

— Vous savez, dit-il, que je ne connais seulement pas la couleur de vos yeux ; vous les tenez toujours sur votre aiguille.

Elle leva la tête, le regarda comme elle faisait d’habitude, bien en face.

— Est-ce que vous seriez taquin ? demanda-t-elle doucement.

Mais lui continuait :

— Ah ! ils sont gris… gris avec un reflet bleu, n’est-ce pas ?

C’était là tout ce qu’ils osaient ; mais ces paroles, les premières venues, prenaient une douceur infinie. Souvent, à partir de ce jour, il la trouva seule, dans le crépuscule. Malgré eux, sans qu’ils en eussent conscience, leur familiarité devenait alors plus grande. Ils parlaient d’une voix changée, avec des inflexions caressantes qu’ils n’avaient pas quand on les écoutait. Et cependant, lorsque Juliette arrivait, rapportant la fièvre bavarde de ses courses dans Paris, elle ne les gênait toujours pas, ils pouvaient continuer la conversation commencée, sans avoir à se troubler ni à reculer leurs siéges. Il semblait que ce beau printemps, ce jardin où les lilas fleurissaient, prolongeât en eux le premier ravissement de la passion.