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LES ROUGON-MACQUART.

dans un coin de la cour ; et plus tard, prise du besoin de la revoir et l’ayant déterrée, elle s’était rendue malade de peur, en la retrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient de l’aimer les premiers. Ils s’abîmaient, ils partaient ; enfin, il y avait de leur faute. Pourquoi donc ? Elle ne changeait pas, elle. Quand elle aimait les gens, ça durait toute la vie. Elle ne comprenait pas l’abandon. Cela était une chose énorme, monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit cœur sans le faire éclater. Un frisson la prenait, aux pensées confuses, lentement éveillées en elle. Alors, on se quittait un jour, on s’en allait chacun de son côté, on ne se voyait plus, on ne s’aimait plus. Et les yeux sur Paris, immense et mélancolique, elle restait toute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait des cruautés de l’existence.

Cependant, son haleine avait encore terni la vitre. Elle effaça de la main la buée qui l’empêchait de voir. Des monuments, au loin, lavés par l’averse, avaient des miroitements de glaces brunies. Des files de maisons, propres et nettes, avec leurs façades pâles, au milieu des toitures, semblaient des pièces de linge étendues, quelque lessive colossale séchant sur des prés à l’herbe rousse. Le jour blanchissait, la queue du nuage qui couvrait encore la ville d’une vapeur, laissait percer le rayonnement laiteux du soleil ; et l’on sentait une gaieté hésitante au-dessus des quartiers, certains coins où le ciel allait rire. Jeanne regardait en bas, sur le quai et sur les pentes du Trocadéro, la vie des rues recommencer, après cette rude pluie, qui tombait par brusques averses. Les fiacres reprenaient leurs cahots ralentis, tandis que les omnibus, dans le silence des chaussées encore désertes,