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LES ROUGON-MACQUART.

gna l’envie de rester encore. Elle s’était approchée du parapet, elle regardait en bas, sur l’avenue de la Muette, une station de voitures dont la file mettait au bord du trottoir une queue de vieux carrosses crevés par l’âge. Les capotes et les roues blanchies, les chevaux couverts de mousse, semblaient se pourrir là depuis des temps très-anciens. Des cochers restaient immobiles, raidis dans leurs manteaux gelés. Sur la neige, d’autres voitures, une à une, péniblement, avançaient. Les bêtes glissaient, tendaient le cou, tandis que des hommes, descendus de leur siége, les tenaient à la bride, avec des jurons ; et l’on voyait, derrière les vitres, des figures de voyageurs patients, renversés contre les coussins, résignés à faire en trois quarts d’heure une course de dix minutes. Une ouate étouffait les bruits ; seules les voix montaient, dans cette mort des rues, avec une vibration particulière, grêles et distinctes : des appels, des rires de gens surpris par le verglas, des colères de charretiers faisant claquer leurs fouets, un ébrouement de cheval soufflant de peur. Plus loin, à droite, les grands arbres du quai étaient des merveilles. On aurait dit des arbres de verre filé, d’immenses lustres de Venise, dont des caprices d’artistes avaient tordu les bras piqués de fleurs. Le vent, du côté du nord, avait changé les troncs en fûts de colonne. En haut, s’embroussaillaient des rameaux duvetés, des aigrettes de plume, une exquise découpure de brindilles noires, bordées de filets blancs. Il gelait, pas une haleine ne passait dans l’air limpide.

Et Hélène se disait qu’elle ne connaissait pas Henri. Pendant un an, elle l’avait vu presque chaque jour : il était resté des heures et des heures à se serrer contre elle, à causer, les yeux dans les yeux. Elle ne le connaissait pas. Un soir, elle s’était donnée et il l’avait