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UNE PAGE D’AMOUR.

dix-huit mois qu’elles l’avaient sous les yeux à toute heure, elles n’en connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles étaient descendues dans la ville ; mais, remontées chez elles, la tête malade d’une telle agitation, elles n’avaient rien retrouvé, au milieu du pêle-mêle énorme des quartiers.

Jeanne, pourtant, s’entêtait parfois.

— Ah ! tu vas me dire ! demanda-t-elle. Ces vitres toutes blanches…? C’est trop gros, tu dois savoir.

Elle désignait le Palais de l’Industrie. Hélène hésitait.

— C’est une gare… Non, je crois que c’est un théâtre…

Elle eut un sourire, elle baisa les cheveux de Jeanne, en répétant sa réponse habituelle :

— Je ne sais pas, mon enfant.

Alors, elles continuèrent à regarder Paris, sans chercher davantage à le connaître. Cela était très-doux, de l’avoir là et de l’ignorer. Il restait l’infini et l’inconnu. C’était comme si elles se fussent arrêtées au seuil d’un monde, dont elles avaient l’éternel spectacle, en refusant d’y descendre. Souvent, Paris les inquiétait, lorsqu’il leur envoyait des haleines chaudes et troublantes. Mais, ce matin-là, il avait une gaieté et une innocence d’enfant, son mystère ne leur soufflait que de la tendresse à la face.

Hélène reprit son livre, tandis que Jeanne, serrée contre elle, regardait toujours. Dans le ciel éclatant et immobile, aucune brise ne s’élevait. Les fumées de la Manutention montaient toutes droites, en flocons légers qui se perdaient très-haut. Et, au ras des maisons, des ondes passaient sur la ville, une vibration de vie, faite de toute la vie enfermée là. La voix haute des rues prenait dans le soleil une mollesse