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Page:Encyclopédie méthodique - Amusements.djvu/13

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promener, comme dit le spectateur, non pour gagner l’appétit, mais pour distraire la faim.

Il n'est pas étonnant, lui dis-je, que vous ayez échoué à votre tour ; les grecs au Jeu sont comme les spadassins, tôt ou tard ils trouvent leurs maîtres ; il y a cependant cette différence que les bréteurs de profession reconoissent un certain point d'honneur qui les empêche de se battre deux ou trois contre un, tandis que les chevaliers d'industrie sont quelquefois une douzaine pour égorger une victime & pour partager les dépouilles de celui qui tombe leurs filets. L'un lie amitié avec les garçons de l'académie & les soudoye pour substituer des cartes marquées aux cartes ordinaires ; l'autre n'a d'autre occupation que d'inventer de nouveaux pièges & d'amener des dupes en les leurant de belles promesses ; un troisième fabrique toutes sorres de cartes qu'on peut reconnoître à l’œil & au tact ; il en fait de rétrécies ou de raccourcies en les rognant d'un côté, de rudes en les frottant de colophane, de rembrunies avec de la mine de plomb & de glissantes avec du savon & de la térébenthine : un quatrième s'exerce continuellement à faire sauter la coupe, à faire de faux mélanges & à filer la carte, c'est-à-dire à donner adroitement la seconde ou la troisième au lieu de la première, quand il s'apperçoit par une marque extérieure de celle-ci, qu'elle seroit assez bonne pour faire beau jeu à celui dont on a conjuré la ruine.

Celui-ci se place constamment vis-à-vis son confrère derrière le joueur dupé, pour faire le petit service. Expert dans l'art des signaux, il change à chaque instant les différentes positions de ses doigts pour faire connoître à son complice les cartes que ce dernier n'a pu distinguer au tact & à la vue. Celui-là, tirant la becassine, s'associe avec un nouveau débarqué, fait avec lui bourse commune ; joue contre un troisième, avec lequel il est d'intelligence, perd tout son argent en affectant de paroître au désespoir & se réjouit secrétement de la bonne part qui doit lui revenir. Enfin il y en a un qui fait l'office de contrôleur, en tenant registre de tout l'argent que les receveurs mettent dans leur poche, pour les empêcher d'en escamoter une partie à leur profit, & les obliger par-là, de rendre un fidèle compte à la compagnie.

Kussel s'apperçut bientôt que j'étois trop instruit pour avoir soin de ses leçons, & en même temps trop honnête homme pour jamais les mettre en pratique ; cependant, sur la prière qu'il me fit d’entrer pour un instant à l’académie pour tâcher de découvrir les artifices qu'on avait employés contre lui depuis quinze jours, la proximné du lieu où se tenait l’assemblée, & le désir de m'instruire & de connoître les extrêmes dans


tous les genres, me firent souscrire à son invitation.

Nous trouvâmes réunis dans cet endroit des gentilshommes, des palfreniers, des musiciens, des escamoteurs, des tailleurs, des apothicaires : les académies de jeu, dis-je alors en moi-même, sont donc comme des tombeaux, tous les rangs y sont confondus ; en même-temps, mon introducteur me disoit tout bas le nom & l'état des personnes qui composoient l'assemblée. Voilà dans un coin, me dit-il, une partie de brelan où sont les quatre personnes qui m'ont gagné tout mon argent : vous y voyez, ajouta-t-il, deux grands seigneurs qui voyagent incognito. Quelle fut ma surprise, lorsque le m'apperçus qu'un de ces prétendus grands seigneurs n'étoit autre chose qu'un faiseur de tours ; c'étoit le fameux Pilferer, que j'avais connu au Cap de bonne-Espérance, & qui étaloit fastueusement son or, sa broderie & ses bijoux. Voilà sans doute, dis-je à Kuffel, celui qui vous a gagné tout votre argent. Il me répondit que ce seigneur, loin de gagner quelque chose, perdoit chaque jour très-galamment une quarantame de louis : étant bien persuadé qu'un escamoteur ne va pas dans une académie de jeu pour s'y laisser attraper, je pensai qu'il devoit y avoir là-dessous quelque ruse nouvelle dont je n'avois peut-être jamais eu l'idée. Je résolus en conséquence d'observer Pilferer, & de m'approcher de lui, en tenant négligemment ma main & mon mouchoir sur mon visage pour qu'il ne me reconnût point ; je remarquai d'abord que lorsqu'il donnoit les cartes, une personne de la compagnie avoit un petit brelan ; mais qu'il y avoit quelquefois un brelan plus fort dans les mains d'un autre joueur, dont la physionomie ne me parut pas inconnue. Je me rappellai bientôt que j’avais vu ce dernier en Afrique, servir à Pilferer de domestique, d'ami & de compère. Je soupçonnai, dès ce moment, que Pilferer faisoit adroitement gagner son compère, & qu'il affectoit de perdre lui-même quelque bagatelle, pour qu'on ne le soupçonnât point de mauvaise foi ; que le compère pour éviter les mêmes soupçons sur son compte, ne mêloit jamais les cartes & les faisoit toujours mêler par autrui ; & qu'enfin Pilferer, & son compère faisoient semblant de ne pas se connoître, pour qu'on, les accusât point d'être d'intelligence. Il me restoit à découvrir le moyen qu'employoit Pilferer pour donner bon ou mauvais jeu a différentes personnes selon ses désirs. Cette découverte ne me parut pas bien facile, quand je vis que Pilferer ne substituait point un second jeu de cartes, & qu'avant de mêler lui-même il avait touiours soin de faire mêler par d’autres ; cependant je m'apperçus enfin qu'avant de faire mêler par les autres joueurs, il retenoit cinq à six cartes dans sa main droite, & qu’en repre-